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Les cuisines de l'âme : chapitre 2 (S.- Famille je t'aime - TopChrétien)



Les cuisines de l'âme : Chapitre 2

 

Vin de noix

Jimmy, découragé, abattu, marche le long de la Sambre pour se changer les idées. Il rumine la journée qui a été difficile à bien des égards. Il peste contre toutes les contrariétés et incompréhensions qui l'empêchent de pleinement profiter de l'existence. Très fatigué nerveusement, il se dirige vers un noyer qui lui tend ses branches et s'adosse contre le tronc de l'arbre. Il soupire, fronce les sourcils, serre des deux mains un bout de bois ramassé et finit par le briser rageusement et en lancer un morceau dans un bosquet qui lui renvoie son projectile sur la tête.

- Alors, vous en pensez quoi de ce vieux bout de bois qui ne vous a rien fait?
- Qui êtes-vous? Sortez de là!... Sortez de là, je vous dis!
- Oui, oui, jeune homme, j'arrive!

La voix se fait silhouette, puis visage sérieux et main tendue. Cependant, le jeune homme refuse ce salut et s'apprête à exprimer sa mauvaise humeur face à cette taquinerie.

- Ne m'en veuillez pas, je voulais juste établir le contact.
- Vous n'avez pas de chance, car c'est plutôt l'inverse que je veux… tout couper, ne plus rien à voir à faire avec les autres, répond Jimmy qui, au contraire de ce qu'il prétend désire, engage la conversation avec cet inconnu.
- Cela ne va pas bien loin, une marionnette sans fil.
- Je suis pas une marionnette! C'est d'ailleurs pour cela que je vais tout plaquer dès demain. Fini le Palais des délices et tout le reste…
- Tout le reste?
- Enfin… peut-être pas tout quand même.
- Je vois que tu as besoin de parler, et moi aussi d'ailleurs, alors, si tu me racontais un peu ce qui cloche?
- Je n'en peux plus… oui, c'est cela, je n'en peux plus… Si j'ai accepté ce job au restaurant «Le Palais des délices» c'était pour montrer que je pouvais faire quelque chose de bien, pour apprendre et ensuite gagner mieux ma vie qu'en travaillant dans une simple friterie. Je l'ai fait pour moi, mais aussi et surtout pour Nathalie, ma copine. Et voilà qu'elle me dit maintenant qu'elle ne m'a rien demandé…
- C'est vrai cela?
- C'est que… je pensais qu'elle serait contente, qu'elle comprendrait que c'était pour nous deux que je changeais de travail. Je pensais que…
- Il ne suffit pas de penser, mais il faut le dire, il faut s'expliquer!
- C'est difficile!
- Oui, ce n'est pas moi qui vais te dire le contraire. Cela n'empêche qu'il faut faire des efforts…
- Des efforts! vous croyez que je n'en ai pas fait? C'est pas vous qui travaillez avec une patronne qui n'est jamais contente. Je n'aurais jamais dû quitter le Relais de la Gare. J'ai cru que cela allait être mieux et maintenant je le regrette.
- Tu sais, quand le vin est tiré, il faut le boire même s'il laisse parfois un arrière-goût amer dans la bouche. Et puis, les noix qui jonchent le sol c'est un peu comme les occasions de la vie. Elles peuvent parfois tomber devant nous sans qu'on s'y attende mais elles ne se décortiqueront pas toutes seules pour nous. Elles ont besoin de nous pour finir dans notre estomac.
- Drôle manière de voir les choses!
- Peut-être?

Jimmy, sans répondre, clôt la discussion en prétextant un rendez-vous fictif. Le jeune homme se débarrasse ainsi de son interlocuteur pensant en être à jamais quitte. Ce n'est pas la saison des noix! Où en a-t-il vu au pied de l'arbre? C'est plutôt dans sa tête qu'il y a des noix fêlées!

Maurice, le cœur soudainement plus lourd, rentre chez lui et dépose un baiser sur le front de son épouse de la même manière qu'il a accroché son veston au clou enfoncé sur le chambranle de la porte de la cave.

- Te voilà enfin, mais où vas-tu encore!
- Je vais à l'atelier, j'ai quelques bricoles à terminer.
- C'est ça et pendant ce temps là, moi, je dois attendre le bon vouloir de Monsieur, s'il veut bien m'accorder sa présence…
- Arrête, s'il te plaît, je suis fatigué.
- Eh bien! moi aussi vois-tu. Je suis fatiguée de tes absences, de tes silences. Tu es comme un fantôme qui traverse ses murs de temps à autre, et même lorsque tu es à table ou devant la télévision, c'est à peine si on partage un moment ensemble.
- Tu ne devrais parler ainsi. Tu n'es pas juste.
- Ah tiens! et tu sais, toi, ce qui est juste?

La porte se referme sur cette question sans réponse. De retour une demi-heure plus tard et après quelques coups de fourchettes entrecoupés d'autant de lampées , le mari ressort pour une dernière promenade avant de rependre une dernière fois son veston au clou.

A quelques centaines de mètres, un vieillard est assis sur un banc, appuyé contre un mur. Le banc est rudimentaire : une planche clouée sur quatre pieux enfoncés dans la terre. Le mur ne se tient plus bien droit… Le vieillard, le banc, le mur et le soleil couchant, toutes ces choses se marient bien.

Le vieil homme a les mains jointes. Ses cheveux blancs tombent sur ses tempes et sur son front. Sa barbe tout aussi blanchie lui donne un air de vieux marin, un loup des mers qui a pas mal bourlingué. Il a dû être grand et fort autrefois, mais ce temps est si loin. Maintenant, quand ses mains ne sont pas jointes, son regard perçant et son large sourire sont comme des prières, quand sa bouche ne parle pas de Dieu, elle se tait le plus souvent.

- Comment vas-tu, Onésime?
- Bonsoir, Maurice, alors cette retraite comment la combles-tu?
- Oh! je pensais, après m'être reposé un temps, m'atteler à bien des tâches, mais… j'en viens à regretter le métier, les enquêtes criminelles, les collègues de la brigade.

À son habitude, Onésime laisse s'installer un silence en guise de réponse et de questionnements. Au fil du temps, les deux hommes avaient appris à s'approcher, à se parler, à se connaître. C'était d'ailleurs, pour ceux et celles qui les avaient connus, une chose assez extraordinaire que cette tardive bonne entente. Si différents d'extérieur, ils le sont tout aussi quant à leur caractère et leurs goûts. Ils avaient étaient tous deux assez vifs et intrépides dans leur jeunesse, chacun à leur manière. L'un, bien que fils de pasteur, avait perdu plus d'une fois sa paie et son honneur dans les bistrots du coin, alors que l'autre se rêvait justicier, redresseur de tort, à cheval sur les principes et imbu de sa petite personne. L'ivrogne avait fini par vider tout son cœur sur les places et rues quand il s'engagea sur son chemin de Damas pour devenir un homme doux et sobre. Le jeune gendarme prit un autre sentier qui lui semblait droit. Il ne ménagea pas sa peine, se donna tout entier à ses obligations professionnelles, et lorsqu'il quitta la brigade de Thuin, il fut amèrement déçu du peu de reconnaissance qu'on lui témoigna après tant d'années de service. Finalement, ces deux cœurs meurtris se rencontrèrent comme l'aigre et le doux peuvent assaisonner un plat.

- Ainsi tu regrettes tes anciens compagnons, reprit Onésime?
- Pas tous, mais la plupart. Tu sais, avec le temps, les recrues ont bien changé. Ce n'était plus la même chose avec les nouveaux. Lorsqu'ils arrivaient, à peine formés, ils nous marchaient déjà sur les pieds, à nous les anciens, les dinosaures comme ils nous appelaient… et à la fin, ils m'ont marché sur le cœur.
- Et toi, n'as-tu jamais marché sur le cœur de quelqu'un?
- Pas que je sache, ou alors à mon insu. Je me suis toujours fait un devoir d'écouter, de conseiller et d'agir pour le mieux.
- Tu parles de ton travail, là?
- Oui, bien sûr, c'est de cela qu'on discute, non?
- Ton travail c'était toute ta vie.
- Tu peux le dire! J'ai donné sans compter!
- On compte mal parfois… enfin, je veux dire que c'est plus facile quand il s'agit des autres que pour soi ou sa propre famille. On manque du recul nécessaire. Je suis peut-être mal placé pour en parler, car s'il en est bien un qui a mal mesuré, c'est moi. Je n'ai pas donné, j'ai dépensé sans compter, sans penser aux autres. Je suis comme cet arbre qui s'est couché sous le poids des ans et le coup de la foudre. Regarde ce tronc partiellement brisé, qui gît là à l'horizontale. Non! il n'est pas mort, mais il s'en est fallu de peu... Peut-être le coupera-t-on, le jugera-t-on inesthétique, inutile? Mais il a encore des choses à faire. Il abrite toujours des oiseaux. Il tapisse encore le sol quand l'automne vient. Maurice, je suis content que tu viennes depuis quelques temps t'asseoir à côté d'une vieille branche comme moi et j'aimerais te dire qu'autrefois j'avais alors mon cœur plein de cartes.
- De cartes? s'interroge Maurice surpris de l'abondance de paroles et de confidences de son ami d'ordinaire si taiseux.
- Oui! pendant que tu ne vivais que pour ton métier, je n'existais que pour les jeux de cartes et l'alcool. Aujourd'hui, ces cartes, je les vois tout autrement. Les cœurs et les carreaux sont rouges; il me semble voir couler le sang tout rouge du côté de mon Sauveur. Les piques et les trèfles sont noirs; cela me dit que la vie est souvent peines et souffrances. Cela dit, le soldat saisit le valet de pique et le lance de côté tout en colère en le traitant de coquin. Les valets de cœur, carreau et trèfle sont les trois disciples qui montèrent sur la montagne. Les dames sont celles qui ont assisté mon Seigneur de leurs biens. Les rois me rappellent l'obéissance aux lois et à mes chefs, ce que j'ai souvent rejeté. Je trouve dans un jeu de cartes trois cent soixante cinq points qui font les jours, cinquante deux cartes qui font les semaines et douze figures qui font les mois de l'année. De sorte qu'un jeu de carte peut servir de Bible.
- Pourquoi dis-tu que le valet de pique est un coquin?
- Je veux bien te répondre, si tu me promets de ne pas te fâcher.
- Promis, continue!
- Ce valet de pique est le traite qui a enfoncé un pieu dans le cœur de son Maître. J'ai été ce valet. J'ai méprisé mes parents et l'enseignement biblique qu'ils s'efforçaient de m'inculquer par l'exemple et leurs paroles. J'ai fait semblant, j'ai menti, j'ai rusé, j'ai trahi… avant d'être sur le carreau, au ras des trèfles, le cœur brisé, non pas par la vengeance de ceux que j'avais blessé mais par leur amour. Je ne veux pas t'offusquer, mais ce triste valet c'est aussi toi. On peut, tout en servant, en étant dévoué à une cause qui nous paraît noble, ne pas être juste quant à ceux qui nous entourent, quant à Dieu…
- Tu es un sacré gaillard, toi! Tu es le plus fin et le plus rusé des vieillards. Voilà que tu lis dans les cartes à présent, s'esclaffe Maurice pas du tout vexé de la franchise de cet étrange compagnon du soir.
- Tes oreilles entendent, mais ton cœur est sourd, murmure Onésime.
- Pas aussi sourd que tu le crois! Tu penses que je ne t'ai pas vu venir avec tes gros sabots. Tu vas maintenant me ressortir ton couplet sur les soins que l'on doit avoir pour son conjoint, sur les petites mais importantes choses de la vie. Moi aussi j'aime les choses simples, tiens par exemple mes chevaux et mon jardin. Mais toi, est-ce que tu peux me dire ce que tu aimes vraiment, maintenant que les jeux de cartes se sont transformés pour toi en jeux de passe-passe?
- Le bruit de l'eau que tu entends et qui caracole dans le lit de la rivière, une fleur par-dessus une palissade pour saluer mon passage, le soleil qui se couche sur une journée bien remplie, le sourire de mon épouse alors que je soupire en lavant la vaisselle qui s'empile chaque jour comme pour nous contrarier, mais aussi un ancien gendarme qui vient me voir certains soirs et qui me gratifie de son amitié.
- Si on m'avait dit un jour que je partagerai avec toi un banc, je ne l'aurai jamais cru, ni même accepté. Aujourd'hui, j'en suis presque à t'envier, même si de temps à autre tu essaies de m'amorcer avec ta religion.

Maurice se lève en riant. Il met sa main sur l'épaule d'Onésime pour bonsoir et marche le long de la Thure. Le chant de la rivière le suit et le précède pour lui dire au revoir lorsqu'il la franchit sur un de ses ponts.

S.

Par Famille je t'aime  

(Source : TopChrétien)




04/03/2011
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