Si seulement j'avais un nez vert
SI SEULEMENT J'AVAIS UN NEZ VERT
Max Lucado
Illustré par Sergio Martinez
Editions clé.
LUCIA ET PUNCHINELLO regardait par la fenêtre de l'atelier d'Eli. Comme les autres Vémiches, ils étaient en bois. Mais à la différence des autres Vémiches, ils ne faisaient pas la queue en bas dans le village ;
« Regarde-les ! » s'exclama Punchinello.
« Je ne comprends pas », remarqua Lucia étonnée. « Comment peut-on vouloir se faire peindre le nez en vert ? ».
« Pour être comme tout le monde », répondit Eli, sans lever le yeux de son établi.
Punchinello ne comprenait pas.
« Que veux-tu dire ? »
« Tout le monde veut ressembler aux autres.
Un jour, ce sont les chapeaux carrés. Un autre, ce sont les chaussures hautes. Tiens, l'année dernière, la mode était aux oreilles jaunes. En ce moment, c'est les nez verts. Tout le monde veut avoir un nez vert ».
« Est-ce qu'un nez vert les rend plus intelligent ? » demanda Punchinello.
« Non ».
« Est-ce qu'un nez vert les rend plus fort ? »
« Non ».
« Alors, ça les rend comment un nez vert ? »
Eli leva les yeux et sourit : « Plus verts ».
Mais son sourire s'effaça lorsqu'il vit par la fenêtre la longue file de Vémiches.
« Ils pensent qu'ils seront plus heureux s'ils ressemblent à tout le monde. Mais c'est moi qui les ai voulu différents. Les tâches de rousseur, les longs nez, les yeux clairs, les yeux foncés, c'étaient mes idées… Mais maintenant, ils veulent tous être pareils ».
« Pas moi », dit Lucia. « Je suis heureuse comme tu m'as faite ».
« Moi aussi », renchérit Punchinello. « Je n'ai pas besoin d'un nez vert pour me sentir accepté ». Puis il se tut et regarda la direction du village.
« Mais j'aimerais voir de plus près à quoi ressemble un nez vert. Tu viens ? »
Eli sourit alors que les deux amis se relevaient pour partir ;
« Souvenez-vous d'une chose, je vous ai voulus différents », leur dit-il.
Une fois dans la rue, la file d'attente semblait encore plus longue, et les nez encore plus verts. Lucia et Punchinello se frayèrent un chemin dans la foule jusqu'au premiers Vémiches. Ils les regardèrent entrer les uns après les autres pour en ressortir fraîchement peints.
« C'est la dernière mode », vociférait un Vémiche sur le trottoir. « Ne soyez pas le seul Vémiche à avoir un nez ordinaire ! ».
« C'est qui, lui ? » demanda Punchinello.
Lucia haussa les épaules. « Je n'en sais rien ».
« Eh bien, c'est M. Bernard Brancher », les renseigna un Vémiche qui se trouvait derrière eux.
« Est-ce qu'il tient un magasin de peinture de nez ? » demanda Punchinello.
« Entre autres », expliqua le Vémiche. « L'idée du nez peint, ça vient de lui. Les chapeaux carrés, les chaussures hautes, et le oreilles jaunes, c'était lui, aussi. La dernière mode c'est son truc. Il décide de ce qui est "branché". Il est génial, non ? ».
Lucia et Punchinello dévisagèrent ce grand Vémiche à la voix grave, au large sourire, au grand chapeau, et au nœud papillon vert assorti à son nez, oh si extraordinairement vert. La même question leur vint à l'esprit. Lucia la posa.
« Qui l'a nommé décideur de la dernière mode ? ».
Le Vémiche parut surpris, comme si c'était la première fois qu'on lui posait cette question.
« Eh bien, je ne sais pas, il l'a toujours été ». Puis ses yeux étincelèrent.
« Hé ! regardez, voilà un nouveau nez ! ».
« Oooh », dirent les Vémiches ;
« Aaah », firent certains d'entre eux remplis d'admiration.
Le Vémiche fraîchement peint ne s'arrêta pas pour leur parler. Il leva bien haut le nez, et passa à côté d'eux. Tous les Vémiches au nez vert faisaient cela. Après tout, comment pouvait-on voir votre nez, s'il n'était pas en l'air ?
Cependant, se promener dans la rue le nez en l'air était risqué. Les Vémiches se cognaient contre les murs, les portes, ou même les uns contre les autres. Lucia et Punchinello devaient faire très attention. Un Vémiche prenait toute la rue.
« Ecartez-vous, écartez-vous », clamait-il. C'était le maire. « Faites place, tous les Vémiches. Ma femme vient pour une retouche ». D'une main, il faisait signe aux villageois de se pousser. De l'autre, il guidait sa femme à travers la foule.
« C'est horrible, tout simplement horrible », se lamentait-elle, en se couvrant le nez des deux mains. « J'ai heurté un arbre, et la peinture s'est écaillée ! Maintenant, le vrai moi se voit. C'est horrible, tout simplement horrible ! ».
Regardant la foule qui défilait devant elle, Lucia secoua la tête : « Tout ce raffut pour un nez vert ! ».
« Ouais », approuva Punchinello. « Ils ne m'y verront pas de sitôt dans leur magasin de coloration du nez ».
« Oh, Punch, et moi qui espérais que tu irais ».
Punchinello reconnut immédiatement la voix. « Ficelle ! » Il se retourna et regarda la Vémiche aux grands yeux, et au sourire cajoleur. Ses oreilles commencèrent à rougir. C'était comme ça à chaque fois qu'il la voyait. Il les cacha sous ses mains.
« Pourquoi ne te peins-tu pas le nez, Punch ? Moi, je me suis fait peindre le mien. Tout le monde se fait peindre le sien. Et puis, ça t'irait bien, le vert ». Ficelle se pencha et lui toucha le bout du nez. « Le tien est tellement mignon ». Sur ces quelques mots, elle fit demi-tour et s'éloigna. « A bientôt », lança-t-elle, d'un signe de la main.
Punchinello laissa glisser une main de son oreille vers son nez. Il tourna la tête et observa son reflet dans la vitrine. Lucia dut le saisir par le bras pour attirer son attention.
« Allez, Punchinello, on y va ».
En passant devant le magasin, il remarqua Bernard Brancher qui examinait son nez dans un petit miroir de poche. Une fois chez lui, il fit de même.
« Je ne l'avais jamais remarqué, c'est vrai que mon nez a l'air pâle ».
Le lendemain matin, Punchinello se promena dans la rue avec ses amis Copaud et Flipot.
« Tu y penses sérieusement ? » demanda Copaud.
« Un peu, oui », répondit Punchinello.
« On dit que la peinture pique le nez », avança Copaud.
« Et qu'elle sent mauvais », ajouta Flipot.
« On peut se prendre le pinceau dans les yeux », renchérit Copaud.
« Chut ! » Punchinello mit un doit sur ses lèvres, et leur indiqua de la main une grande foule de Vémiches au nez vert attroupés sur la place . « Il se passe quelque chose ».
Le maire se tenait sur une estrade. Sa femme –au nez fraîchement repeint- et Bernard Brancher se tenaient à ses côtés.
« Bienvenue, à toutes et à tous, au premier rassemblement du Nasa Club des Vémiches », déclara-t-il. « Votre nez rutilant vous offre le privilège d'être un Vémiche branché ». Comme ils s'étaient tous donnés le mot, les Vémiches se mirent à caresser le nez.
« Vous êtes sublimes. Vous êtes super. Vous êtes bellissimes. Vous êtes verts ! »
Fier de ses rimes, le maire sourit, et les Vémiches applaudirent.
« Tout cela, nous le devons à Bernard Brancher », hurla-t-il pour couvrir le bruit, « le pionnier du pif peint ! » Et tout le monde redoubla d'applaudissement.
« C'est grâce à vous que les gens m'aiment ! » lança quelqu'un.
« J'ai plus d'amis ! » cria un autre.
« Avec un nez vert, je suis un meilleur Vémiche ! » clama un troisième.
Le maire passa une médaille autour du cou de Bernard Brancher.
« Vous avez changé le visage de Vémicheville. Nous rendons hommage à votre immense talent. Sans vous, nous ressemblerions tous à … » Le maire fit une pause, cherchant le mot juste. Puis il vit Punchinello et ses amis.
Pointant le doigt dans leur direction, il déclara, d'un rire méprisant : « … à eux ! »
Tout le monde se mit à rire aussi. Punchinello et ses deux amis baissèrent la tête et cachèrent leur nez.
« Une ovation pour Bernard Brancher », tonna le maire, « le Vémiche qui a découvert le remède contre le nez ordinaire ! »
Pendant que les villageois criaient et applaudissaient, Copaud, Flipot et Punchinello tournèrent les talons et s'éloignèrent rapidement. Ils ne s'arrêtèrent qu'une fois arrivés devant le magasin de coloration du nez.
Quelques minutes plus tard, ils remontaient tours les trois l'Avenue Vémiche, le nez peint.
« Hé, Punchinello ! à ton avis », demanda Flipot en levant son nez le plus haut possible, « est-ce que je le fais bien ? »
Punchinello ne le regarda pas.
« Je ne peux pas te voir, Flipot. Si je me retourne, mon nez ne sera plus en l'air ».
« Waouh, c'est du boulot », ajouta Copaud. « Non seulement il faut se faire peindre, mais en plus, il faut marcher bizarrement ».
« Ouais, mais on se sent tellement bien quand on est branché, vous ne trouvez pas ? » demanda Punchinello.
Et ce fut le cas pendant quelques jours. Ils passèrent leurs journées en compagnie des autres au nez verts, et ils se rendirent chaque semaine chez le nasicure pour un polissage du nez. Ils achetèrent des cache-nez pour les jours froids, et des parapluies couvre-nez pour les jours pluvieux. Ils lurent tous les trois le livre de Bernard Brancher, Un nez pour gagner. Ce qu'ils préféraient par-dessus tout, c'était tordre le nez devant les Vémiches non peints.
Un jour, alors qu'ils se sentaient particulièrement satisfaits d'eux-mêmes, Flipot dit à Punchinello : « Je me demande comment on peut encore se passer de nez vert ».
Punchinello renchérit : « Sans un nez vert, on a l'air tellement… »
Punchinello se sentit gêné.
« Cela fait un moment que je ne t'ai pas vue », dit-il.
« Cela fait même très longtemps que tu n'as vu personne, à part toi-même », répliqua-t-elle.
Il fit mine de répondre et se tut. Ce qu'elle venait de lui dire l'ennuyait. Et ce qu'il vit plus tard l'ennuya plus encore. C'était le lendemain matin, alors qu'ils entraient dans Vémicheville. De l'autre côté de la route se tenait un Vémiche avec un nez rouge.
« Il devrait se mettre à la page », commencèrent-ils.
Mais ensuite, ils virent un autre Vémiche, avec lui aussi, un nez rouge.
Puis un troisième, et un quatrième. Lorqu'ils atteignirent le centre du village, ils se trouvèrent entourés de Vémiches au nez rouge. Et ceux qui n'avaient pas le nez rouge faisaient la queue pour se le faire peindre.
« Approchez-donc », criait Bernard, du haut des marches de la boutique.
« Les nez verts ne sont plus dans le coup, les nez rouges sont dan le vent ! »
« Mais on vient juste de se faire peindre le nez en vert ! » lui dirent-ils.
« Pas de problème », répliqua-t-il « Notre nez rouge couvrira le vert.
Approchez, et mettez-vous à la mode ».
Les trois amis se regardèrent tristement.
« Et nous qui croyions justement être à la mode », gémit Copaud. Que pouvaient-ils faire, sinon rejoindre la file d'attente, et se faire peindre le nez en rouge ? Pendant quelques jours, ils furent comme tout le monde, jusqu'à ce qu'un matin ils voient un Vémiche au nez bleu.
« Oh non », se dirent-ils, « pas encore ! » Alors ils changèrent de couleur. Mais il ne fallut pas longtemps pour que les nez bleus se démodent, et que les nez roses soient à la mode.
Puis le rose devint démodé, et le jaune fut à la mode.
Puis le jaune devint démodé, et l'orange fut à la mode.
Bientôt, Punchinello et ses copains eurent tellement de couches de peinture sur le nez qu'il ne se rappelaient plus à quoi leur nez ressemblait vraiment.
« Cette fois-ci, c'est la bonne », dirent-ils le jour où ils sortirent du magasin avec un nez orange.
Mais ils se trompaient, une fois de plus.
« J'en ai vraiment assez », se plaignit Copaud en voyant un Vémiche peint en violet. « J'aimerais retrouver mon nez ordinaire ».
Les trois amis étaient assis sur un rocher, la tête baissée.
« Moi aussi », approuva Punchinello. « J'aurais dû écouter Eli ».
« Tu crois qu'il accepterait de nous aider ? »
« Demandez-le lui ».
Ils se retournèrent tous les trois au son familier de la voix.
« Lucia », firent-ils.
« Il demande de vos nouvelles tous les jours », répondit-elle.
« Il est très en colère ? » voulut savoir Punchinello.
« Triste, mais pas en colère ».
Punchinello leva les yeux vers la maison d'Eli perchée sur la colline.
« Il m'envoie te chercher », reprit Lucia.
« Est-ce que je peux emmener mes amis ? »
« Bien sûr ».
« Tu viendrais avec moi ? »
« Volontiers ».
C'est ainsi que les quatre amis gravirent le long sentier conduisant à la maison d'Eli. Lorsqu'ils atteignirent le sommet de la colline, Eli sortit de son atelier et commença à marcher vers eux. Il les rejoignit dans la cour. Il examina leur nez, un par un.
« Vous avez essayé d'être comme tout le monde, hein ? »
Punchinello fit oui de la tête.
« Avez-vous réussi ? »
« Pas vraiment. Chaque fois qu'on était près du but, quelqu'un changeait les règles ».
« C'est comme ça ».
« J'ai mal au cou à force de lever le nez en l'air », ajouta Copaud.
« Vous n'êtes pas faits pour marcher ainsi ».
« On veut juste redevenir nous-mêmes », dit Flipot.
« Je suis content d'entendre cela ».
« C'est possible ? » demandèrent-ils.
« Bien sûr que oui », répondit Eli. « Je vous aiderai toujours à être vous-mêmes, comme je vous ai faits ». Il mit ensuite la main dans sa poche et en retira un morceau de papier de verre.
« Mais cela va prendre du temps ».
Alors, Punchinello et ses amis suivirent leur créateur dans son atelier, où il passa le reste de la journée à enlever la peinture. Le papier de verre faisait mal, mais ça en valait la peine pour retrouver son aspect normal.