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Les cuisines de l'âme : chapitre 1 (S.- Famille je t'aime - TopChrétien)



Les cuisines de l'âme : Chapitre 1

 

Pas trop de sel, s'il vous plaît

- Bonjour, André! Comme d'habitude, je suppose.
- Oui, mais ne mets pas trop de sel, s'il te plaît.

Le vieil homme, courbé sous le poids des années et des nœuds de l'existence qu'il n'arrive pas à démêler, s'assied à la même table, à la même heure, le même jour de chaque semaine, pour manger et boire la même chose, avec le même regard vide au travers de la vitre.

Comme il vient avant midi, lorsque la salle est encore quelque peu déserte, le serveur a le temps de s'arrêter un moment à côté de celui qui l'intrigue. Le jour de l'ouverture de la friterie, il était là, et, depuis, il est revenu régulièrement chaque mercredi. Tout dans son attitude, ses rares paroles, sa manière de manger, trahit une lassitude mais encore la tristesse d'un homme perdu qui ne sait plus où est la sortie.

Au fil des semaines et de ces brèves rencontres, André Coupin a progressivement ouvert son passé au jeune homme qui, gentiment, lui apporte son paquet de frites avec de la moutarde et sa bière. Il ne l'a pas choisi parmi d'autres – Qu'avait-il d'ailleurs vraiment choisi dans sa vie? – le sort étrange qui tisse les chemins et les relations avait tout simplement fait qu'ils se retrouvent chaque semaine face à face, et chaque fois un peu plus cœur à cœur. Si de prime abord, tout les sépare, c'est peut-être justement pour cette raison que le plus âgé s'est laissé approcher sans crainte d'un jugement, d'une réaction, selon les valeurs d'hier, si différentes de celles des temps actuels.

- La dernière fois, tu m'as dit que tu prenais de la moutarde à cause du gaz. Je ne t'ai rien répondu, mais je n'ai pas du tout compris où tu voulais en venir. Cela m'a trotté dans la tête toute la semaine. Alors, maintenant je te le demande. Qu'est-ce que le gaz vient faire là-dedans?
- Oh! rien … c'était juste un jeu de mot, Jimmy.
- D'accord, mais lequel?
- Pendant la première guerre mondiale, les allemands ont utilisé un gaz mortel, appelé gaz moutarde – J'ai d'ailleurs eu un oncle qui en est mort – et cette saleté, en plus de te bouffer les poumons, elle te rendait aveugle pendant un moment.
- Qu'est-ce que tu veux dire par là, que c'est pas bien ici?
- Non! pas du tout… c'est moi qui étais aveugle pendant toutes ces années, et maintenant je commence à y voir plus clair… depuis que je viens ici.
- Là, je suis perdu, je ne comprends plus rien. André t'es trop compliqué comme gars.
- Je suis simplement plus âgé. La vie m'a abîmé et j'ai fait le reste… Tu sais, il y a une autre raison à la moutarde. Avec Paulette, on avait l'habitude de manger des frites tous les samedis dans une friterie. C'était notre petit rituel, notre sortie de la semaine, et, à l'époque, la moutarde était gratuite.
- C'est qui Paulette?
- Ma femme… elle est partie avant moi, mais je ne tarderai pas à la rejoindre.
- Allez, tu n'es pas ici pour broyer du noir mais pour manger les meilleures frites du coin et te changer les idées. Là, je dois te laisser, j'ai des clients qui attendent.

Tout en retournant au comptoir où des jeunes s'impatientent, Jimmy ne sait pas quoi penser de ce vieillard. Ce n'est pas son genre de s'intéresser à la vie des autres et encore moins celle des vieux. Néanmoins, il y a quelque chose qui l'attire chez cet homme. De la pitié? En partie, mais il y a plus que cela. C'est comme s'il devinait qu'André avait besoin de lui. Mais que pouvait-il attendre en retour? Sans doute rien!

Le cycle des ouvertures et des fermetures se poursuit quand arrive l'heure de ces retrouvailles un peu particulières. Jimmy se dit « A quoi bon », mais, en même temps, il se surprend à attendre l'arrivée d'André dès le matin et vient le servir avec un certain empressement pour poursuivre leur discussion interrompue par les occupations de la vie et la multitude d'autres choses qui la remplit.

- Alors, tu ne m'as toujours pas dit pourquoi tu venais ici. C'est à cause de nos frites, c'est ça?
- Non, Jimmy, elles sont bonnes, mais c'est pour une toute autre raison.
- Pour le service, alors?
- Non plus, c'est pour le nom de l'endroit, mais aussi et surtout pour les cadres.
- Les cadres? Tu veux dire les anciennes vues de la gare.
- Oui, elles me ramènent à une partie de ma vie que je croyais enfouie à jamais.
- Tu veux me raconter?
- D'accord, mais assieds-toi et ne m'interromps pas, car tu n'as pas beaucoup de temps. Comme tu le vois, je ne suis plus tout jeune et à l'âge que j'ai, on a connu la deuxième guerre mondiale. Même que j'y ai participé en tant que volontaire. Après des péripéties qu'il serait trop long d'expliquer, je me suis retrouvé, en tant que jeune français, au mois de septembre 1944 dans ce qui fut, au départ, le sixième régiment de tirailleurs sénégalais. Fin août, après six jours d'âpres combats, ils venaient de libérer la ville de Toulon au lourd prix d'environ six cents tués, blessés ou disparus dans le régiment. A la suite de cette victoire, des hommes des forces françaises de l'intérieur, parmi lesquels j'étais, se sont incorporés à ces soldats venant d'Afrique. Et c'est là que j'ai fait la connaissance de Youssouf, un chic type qui avait cru aux fausses promesses des enrôleurs. Il avait pensé se battre pour son pays, pour sa famille, pour sa liberté… jusqu'à ce qu'il comprenne que les autorités françaises ne seraient pas reconnaissantes de son sacrifice et de celui de ses compatriotes. Il était grand et fort, impressionnant même. Au début, je me méfiais de ces étrangers jusqu'à cette embuscade où, au péril de sa vie, il m'a ramassé à demi-mort et mis à l'abri des tirs ennemis. Ce fut pour moi, et pour lui je le pense bien, le début d'une réelle amitié, mais aussi un apprentissage de la différence et des richesses que l'on peut y trouver. En 1946, son régiment fut dissolu et il retourna dans son village, non sans lui avoir promis que l'on se reverrai. Puis, il y a eu Paulette, veuve de guerre et mère d'un petit garçon, Roger. On s'est marié. On s'est installé en Belgique, sur la frontière à Erquelinnes, parce que j'avais trouvé du travail à Jeumont, juste à côté, mais aussi parce qu'elle était belge et qu'elle voulait se rapprocher de sa famille. C'est comme cela que l'on est arrivés ici et que, vingt ans plus tard, j'ai enfin pu réaliser ma promesse en invitant Youssouf chez nous. Je m'en souviens encore comme s'il était avec nous à table. Son rire communicatif, ses poignées de mains à vous briser les os, sa joie de voir la coupe du monde de football 1966 en Angleterre. Il a presque cassé le fauteuil du docteur Bernard chez qui nous regardions les matches en voyant Eusébio marquer. Il était si fier de ce joueur de l'équipe du Portugal qui était en fait un africain de la colonie portugaise du Mozambique. La panthère noire, c'est comme cela qu'on l'appelait! Mais pour moi, celui que j'admirais secrètement c'était Youssouf. Malgré les déceptions, les coups et les difficultés de la vie, il avait gardé toute sa fraîcheur et son émerveillement devant les petits bonheurs de l'existence. Bien que plus jeune, j'étais par rapport à lui déjà vieux, lassé, blasé… peut-être même aigri. Puis, il a eu ce crime affreux. Une jeune fille retrouvée étranglée près de la voie ferrée. Ce séjour qui avait si bien débuté a basculé dans le trouble, la suspicion, la confusion et la honte. Après quelques jours d'enquête, la police a commencé porter ses soupçons sur Youssouf. C'était le coupable idéal, étranger, noir, imposant quant à sa stature – il devait sûrement mal utiliser sa force aux dires des piliers de bistrot mais aussi des gens bien-pensants -. Au début, j'ai ri de ce qu'on pouvait colporter sur mon ami, mais quand le commissaire est venu avec ce bout de tissu, j'ai été saisi d'une telle crainte. Était-il possible? Non pas lui! Pourtant, ce morceau d'étoffe provenait bien de notre garde-robe. Je me suis gardé de le dire ainsi que Paulette, mais nos visages devaient sûrement trahir notre trouble. Il s'est passé quelque chose ce soir-là que je ne peux encore m'expliquer. Après vingt ans de bonheur, notre vie conjugale a changé brusquement. Il y avait toujours de l'amour, de la tendresse, mais tout devint différent. Aujourd'hui je dirais que la confiance s'était comme évaporée sous l'effet d'un bouillonnement intérieur, imprévu et si intensément dramatique. Cette confiance mutuelle, je m'en rends compte seulement maintenant, n'est plus jamais revenue. Non, plus jamais… J'ai alors écourté le séjour de Youssouf et je l'ai reconduit à la gare. Il y avait une telle tristesse dans son regard. Je m'efforçai vainement de lui cacher mes pensées, mes soupçons, mais il n'était pas dupe. Il est parti sans un sourire, les épaules baissées, la main lâche. Ce que la guerre n'avait pas brisé en lui, je l'ai achevé ce mercredi du mois de juillet 1966. Voilà pourquoi je viens m'asseoir devant cette ancienne vue de la gare chaque mercredi depuis que vous avez ouvert. Tu comprends, Jimmy?

Le jeune homme n'est pas sûr d'avoir tout saisi, mais il est touché comme il l'a rarement été, devant cet homme écrasé par son passé. Il se relève, met sa main sur l'épaule d'André sans dire un mot et retourne tout perplexe à son présent qui fourmille d'obligations et d'occupations.

Depuis quelques jours Jimmy a hâte d'entendre la suite. Il sent qu'il ne lui a pas tout raconté et qu'il est prêt à poursuivre, sans qu'il se rende compte que lui, Jimmy, est entré dans l'histoire d'André et qu'il y joue, à son insu, un rôle déclencheur. Le vieil homme a également envie de continuer ce travail sur lui-même pour en être enfin affranchi. Mais s'il n'est pas venu plutôt, s'il a attendu le mercredi suivant, c'est justement pour mûrir ce qui va sortir de lui. En rentrant au Relais de la Gare, André adresse à Jimmy un chaleureux bonjour par un sourire qui vient éclipser la grisaille des jours passés.

- Je suis content de te voir, André. Alors comment s'est passée ta semaine ?
- Comme d'habitude, Jimmy. Depuis que Paulette est décédée, je range petit à petit la maison. Je retrouve des vieilles photos, des souvenirs… Je m'arrête. Je réfléchis… Parfois je pleure. Enfin, je ne vais pas t'ennuyer avec mes propos de vieux schnock.
- Tu ne m'ennuies pas. Au contraire, j'aimerai bien connaître la suite. Je t'avoue que je suis même impatient. Alors, sans te bousculer, si tu veux me dire quelque chose, ne traîne pas. Les autres clients ne vont pas tarder.
- Bon! Si c'est ce que tu désires. La dernière fois, j'ai terminé sur le départ précipité de Youssouf et depuis je n'ai plus jamais eu de ses nouvelles. Je ne sais pas ce qu'il est devenu, s'il est même encore vivant. L'enquête a piétiné et, faute de preuves solides, elle s'est soldée par un classement sans suite. Toutefois, cela n'a pas été sans conséquence dans notre foyer. Roger, le fils de Paulette, a peu à peu pris de la distance et a fini par quitter Erquelinnes pour s'installer à Bruxelles. Cela m'a étonné. Elle était si proche de son fils, si étouffante parfois, si possessive que je lui en faisait de temps à autre le reproche. Bien qu'il avait déjà près de 26 ans, elle se comportait vis-à-vis de lui comme s'il en avait vingt de moins. Elle n'avait pas ménagé ses efforts pour ce seul enfant qu'elle ait pu avoir. Souvent, il avait été malade, trop souvent même, je me dis aujourd'hui. Je n'y ai pas prêté attention à l'époque, mais j'aurai dû me poser des questions devant les maladies à répétition de Roger. Ce n'est qu'en voyant un reportage, il y a quelques années, à la télévision que j'ai commencé à comprendre. Je me trompe peut-être, mais c'est néanmoins troublant. Ce que j'ai vu dans cette émission colle en de nombreux points à ce que nous avons vécu. Il y était question du syndrome de Munchausen, une maladie assez compliquée dans laquelle une personne de la famille rend malade un proche dans le but d'attirer l'attention sur soi. Pendant des mois, j'ai refusé d'y associer ma chère Paulette… jusqu'à ce que je tombe, en rangeant la commode, sur une lettre qu'elle a envoyée à Roger alors qu'il était à l'armée. Elle l'y enjoint de prendre le contenu d'un flacon qu'elle lui avait auparavant expédié. Et peu de temps après, je m'en souviens bien, Roger a eu une permission pour cause de santé déficiente. C'est peut-être un hasard, mais j'en doute de moins en moins. Je repense à son complexe d'infériorité vis-à-vis de sa famille, à celui qu'elle avait aussi envers son premier mari, héros mort au combat, tandis qu'elle disait s'être terrée comme une couarde. Je m'en veux… Je n'ai pas pris la mesure du trouble qui l'habitait. Je l'aimais si fort, peut-être si mal, que je ne l'ai pas aidée comme il l'aurait fallu. En étant une bonne mère, attentionnée, au chevet de son enfant, elle aura probablement pensé attirer en bien l'attention sur elle. Les éloges des voisines, du docteur, qui était devenu un habitué de la maison, sont venus combler un vide que je n'ai pas décelé. Malgré cela, je peux t'affirmer que c'était une femme courageuse, dévouée, aimante. Elle m'a tant donné, et moi si peu! Non, ce n'est pas cela qui me fait vraiment de la peine. À sa manière elle était souffrante, et je ne peux pas lui en vouloir de sa maladie. Ce qui m'attriste, c'est qu'elle n'ait pas eu confiance en moi, en mon amour pour elle. Vois-tu j'ai retrouvé aussi une photo, il y a trois semaines, dans une vieille boîte à la cave. Roger y figurait avec un ami et cette fille ! Tu te souviens, celle qui a été assassinée? C'est terrible ! Je crois que Paulette savait dès le début et qu'elle a préféré se taire plutôt que de confronter son fils avec une réalité qui l'horrifiait. Je ne sais pas si Roger est le meurtrier, et je ne veux pas le savoir, mais en voulant protéger son fils, Paulette a beaucoup perdu. Premièrement, son fils en a profité pour enfin rompre la relation trop contraignante qu'il avait avec sa mère. Oui, les choses me reviennent et je comprends mieux le pourquoi de bien des évènements et paroles, apparemment anodins, qui ont précédés son départ pour Bruxelles. Ensuite, notre couple en a pâti. Par un accord non verbal mais ô combien accepté par les deux parties, pour différentes raisons, nous avons décidé de ne jamais parler de ce drame, du départ de Youssouf, des soupçons qui pesaient sur lui, du bout de tissu provenant de notre garde-robe. Elle voulaient protéger son fils et moi mon ami que nous croyions, chacun de notre côté, coupable. En voulant se protéger on s'est fait du mal. En se taisant on s'est coupé en partie l'un de l'autre. Je ne sais pas si tu as une fiancée, mais n'oublie jamais qu'il faut parler, même si cela fait mal, sous peine de s'enfoncer dans des non-dits de plus ne plus pesants et lourds à porter. Parce que quand bien même j'aurai voulu lui parler ces dernières années, c'était trop tard. Ma chère Paulette était atteinte d'Alzheimer. Pour avoir trop attendu, j'ai perdu toute occasion d'éclaircir ce gâchis. Maintenant, je n'en sais pas plus. J'en suis réduit à des suppositions, à la vérité selon André qui n'est peut-être pas la bonne… Jimmy, je ne sais plus quoi penser ! Un jour, tout est clair. Le lendemain, tout est confus. Mais, il y a une chose dont je suis sûr, c'est que j'aime venir tous les mercredis manger un paquet de frites ici. Cela me fait du bien! C'est un repère fixe dans ma vie d'aujourd'hui. Et puis….

Un silence plein d'émotions arrête le vieil homme heureux de s'être confié.

- Et puis quoi, André?
- À partir de ce jour, si je viens, ce n'est plus pour les anciennes vues de la gare, mais pour le serveur que j'apprends à connaître en l'observant et à qui je suis reconnaissant de m'avoir donné un peu de temps et d'écoute. N'aie pas peur, je ne vais pas t'envahir. C'est juste que, maintenant, je préfère manger mes frites avec de la moutarde chez Jimmy plutôt qu'ailleurs.
- Tu sais, elle n'est pas à moi la Friterie.
- Ce n'est pas grave, pour moi, c'est d'abord la Friterie de Jimmy. Allez, retourne au comptoir, il y a un jeune fille qui attend.

Jimmy se sent tout drôle. Il est fier d'être apprécié pour son travail bien fait, mais également d'avoir été en aide à une personne plus âgée, si différente de lui.

- Alors, qu'est-ce que tu veux?
- Un paquet de frites avec de la mayonnaise, répond Sara-Jane, élève en première année de secondaire à l'école des Arts et Métiers.
- C'est tout?
- Oui, mais pas trop de sel sur les frites, s'il vous plaît.


S.

Par Famille je t'aime  

(Source : TopChrétien)





04/03/2011
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