Le conte de la petite autruche si courageuse...
LE CONTE DE LA PETITE AUTRUCHE SI COURAGEUSE,
QU'ELLE METTAIT TOUJOURS SA VIE EN DANGER
D’après Jacques Salomé, extrait de ses Contes à aimer, contes à s’aimer
Entre boulimie et anorexie, tenter d’exister tenacement, pathétiquement, pour dire et ne pas dire l’insupportable.
Il était une fois une petite fille d’autruche qui pendant des années refusa de manger. Elle était devenue comme on dit dans le langage des autruches, qui est très particulier : anorexique.
Il faut que je vous dise qu’elle maltraitait son corps avec un acharnement incroyable. Elle pesait la moitié de son poids normal et ses parents, sa mère en particulier, envisageaient de l’hospitaliser. Cela se fit d’ailleurs dans des conditions douloureuses pour chacun des parents et surtout pour la petite autruche qui hurlait dans son corps ce qu’elle ne pouvait dire autrement. Elle criait avec des maux ce qu’elle ne pouvait exprimer avec des mots. Et pourtant il y avait plein de mots en elle, qu’elle devait avaler, ravaler sans cesse. Ce sont tous ces mots-là qui la nourrissaient avec une rage terrible. A force de les remâcher, de les ruminer en elle, cela la remplissait sans qu’elle ait besoin de manger.
A la sortie de la clinique (très chère, ou très chair !) la petite autruche inversa sa tactique, elle se mit à manger, à manger de tout, à tout instant, avec plein de dégoût et de colère en elle. Ensuite, elle allait dans un coin et vomissait, rejetait tout ce qu’elle avait avalé avec tant de violence contre elle-même. On appelle cela, dans le langage des autruches, de la boulimie. Tout se passait comme si elle voulait absorber toutes les paroles de sa mère.
Ah oui, vous ne suivez plus ? Cela vous paraît trop compliqué !
C’est vrai que j’ai oublié de vous dire que sa mère parlait beaucoup, vraiment beaucoup trop, sans arrêt. Elle avait une explication pour tout. Elle vivait des choses terribles dans son couple, de nombreuses frustrations, des ressentiments, des humiliations, qu’elle ne voulait éviter, et dont elle ne pouvait se plaindre car elle était attachée à cette relation.
Cela se passe parfois ainsi chez les autruches, on croit qu’elles se cachent la tête dans le sable pour ne pas voir ni entendre, mais c’est aussi pour ne pas dire. Pour ne pas dire l’essentiel.
Une autre des techniques, parmi les plus pratiquées chez les autruches, c’est de parler pour ne rien dire, pour mettre des mots en écran, pour créer une sorte de brouillage avec leur propre ressenti. Car si elles entendaient leurs ressentis cela deviendrait vite insupportable, inacceptable pour elles.
Vous comprendrez donc le double conflit qu’avait la petite autruche avec elle-même et avec sa mère.
Je vais tenter de le dire plus clairement.
Dans la phase anorexie, pour parler comme les autruches, tout se passait comme si la petite rejetait comme pas bon ce qui lui venait de sa mère, tout en essayant d’attirer et de capter inlassablement son attention.
Comme si elle disait en se privant :
- Arrête, arrête de parler sur moi sans cesse, arrête, tu vois bien que je refuse, que je rejette tout ce qui vient de toi parce que ce n’est pas réellement toi !
Vous comprenez mieux maintenant !
Et puis dans la phase boulimie, c’est comme si elle disait :
- Je vais avaler tout ce qui vient de toi, je vais tenter de te débarrasser, maman, de tous ces mots qui t’encombrent. Comme cela tu pourras enfin un jour dire l’essentiel, le plus important pour toi.
Comme vous le voyez, c’est une situation qui semble sans issue, sans fin, je veux dire sans faim.
Vous comprenez mieux maintenant le courage, la détermination de cette petite autruche, qui prenait ainsi le risque de maltraiter son corps en essayant pathétiquement, tenacement, de dire à sa mère :
- Je te montre, maman, dans mon corps, la façon dont, toi, tu maltraites ta vie, comment tu acceptes de ne pas être respectée. Je te le montre par tous les moyens, pour ne pas être amenée un jour à faire comme toi !
Nous pouvons entendre que ce qui paraît être au premier regard comme une automaltraitance, une autodestruction de la part de la petite autruche, était en fait une façon extraordinairement courageuse de résister, de faire face, de ne pas mettre sa tête dans le sable comme le font beaucoup de ses semblables.
Il serait trop long de démêler les enchevêtrements complexes qu’il peut y avoir entre une petite autruche et sa mère, et puis je ne suis pas là pour faire de la psychologie. Toute cette histoire est seulement un conte. Des situations comme celles-ci ne se passent d’ailleurs qu’au pays des autruches.
Et ne croyez pas non plus que je souhaite mettre la maman autruche en accusation. Cette femme, au-delà de ses aveuglements, affronte également sa propre souffrance autour des situations inachevées de sa propre histoire.
Nous voyons qu’il s’agit d’un système très complexe où une enfant prend sur elle pour témoigner, jusqu’à sa propre destruction, d’un conflit perçu chez sa mère, pour tenter pathétiquement de l’en débarrasser. Mais, ce faisant, elle va paradoxalement paralyser cette mère, qui va se mobiliser entièrement autour de l’anorexie ou de la boulimie de son enfant, sans pouvoir s’occuper d’elle, tellement sera angoissant ce retour sur elle-même.
C’est ainsi que cela se passe parfois au pays des autruches.
Je ne sais si ce conte parviendra un jour à cette petite autruche.