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Les cuisines de l'âme : chapitre 3 (S.-Famille Je t'Aime - TopChrétien)



Les cuisines de l'âme : Chapitre 3

 


Mets piquants

Le lendemain, dans les cuisines du restaurant, Jimmy rumine encore sa rancœur des dernières semaines. Elle lui colle au cœur comme la sauce qu'il prépare s'attache au fond de la casserole.

- Regardez-moi ce fainéant! c'est un autre fouet qu'il faudrait pour qu'il s'active un peu plus.

Piqué au vif par cette remarque de Madame Delsaut qui l'humilie une fois de plus en public, le jeune homme retient sa colère en même temps que son ustensile.

- J'en suis malade de ces jeunes à qui il faut tout apprendre et derrière qui il faut toujours être.

Cette femme imposante ne semble trouver son plaisir que dans l'exercice du petit pouvoir qu'elle exerce dans son proche entourage. Plus que du sel dans sa petite existence, c'est du poivre bien fort qui assaisonne ainsi ses relations. Mais qu'importe cet ingrédient plus qu'irritant dans la cuisine tant que ses manières font bonne recette aux regards des clients du Palais des délices. Quant à Jimmy, ce comportement l'écœure, si bien qu'une sourde violence monte en lui. Il la nourrit. Il la tient bien au chaud. Il la justifie. Il la chérit et se plaît à rêver de cuisiner cette femme qui empoisonne sa vie.

Son service terminé, il décide de ne pas rentrer directement chez lui, ni même de téléphoner à Nathalie. Il marche, comme hier, sans but, marche encore et finit par se retrouver en plein champ, au carrefour des six chemins. Là, il s'inquiète un peu parce ce que l'endroit est bien connu pour être mal fréquenté quand la nuit tombe. C'est alors qu'une voix vient à nouveau le déranger.

- Que fais-tu ici, Gadjo?
- Je ne m'appelle pas Gadjo, mais Jimmy!
- Gadjo, c'est pour les gens comme toi qui ne sont pas de notre peuple. Pourquoi es-tu venu te perdre ici?
- Je n'ai pas de compte à te rendre, réplique-t-il sur un ton qui cache mal son trouble.
- Soit, puisque tu le prends ainsi, reviens dans une demi-heure. Je t'attendrai! - Et si tu ne viens pas, sois sûr que je te retrouverai, parole de Vabo! Dis-toi que c'est très important!

Le tzigane s'empresse de courir en réponse à un cri venu de l'horizon et laisse Jimmy en proie à la perplexité.

- Je ne viendrai pas! Non, mais pour qui me prend-il? J'en ai assez de recevoir des ordres. Il peut toujours courir. Moi, je sais ce que je veux... enfin, je me comprends!

Le jeune cuistot continue ainsi à soliloquer tout en tapant du pied dans les cailloux qui jalonnent le sentier qui le ramène chez lui. Parfois ils ricochent, parfois, ils se perdent dans le champ, parfois ils restent tout simplement à leur place.

En ces instants, une femme se parle à voix haute dans un magasin.

- Maman, qu'est-ce que tu dis?
- Oh! rien ma chérie, ce sont des choses d'adultes.
- Qu'est-ce qu'on va manger, Maman?
- Je m'en occupe. Allez! soit gentille, va voir après quelque chose qui te ferait plaisir.

Seule devant le rayon des conserves, cette épouse et mère poursuit sa réflexion.

- Je n'ai même plus l'envie de faire à manger, de faire le ménage… Qu'est-ce que je deviens?

La discussion qu'elle a eue avec son mari la vieille la hante encore.

- Chéri, il faut que je te parle.
- Encore! je croyais qu'on avait fait le tour de la question.
- Non, justement, on n'a fait le tour de rien du tout. Je me sens comme paralysée. Mon esprit, mon corps voudrait réagir, mais j'en suis comme empêchée. J'ai perdu toute envie, tout élan de générosité, toute volonté de retour à une situation normale.
- Et c'est de ma faute?
- Je ne sais pas, mais je n'en peux plus. J'étouffe. Je n'en peux plus de ce masque de la bonne épouse, de la bonne mère de famille, de la gentille voisine. Je ne peux plus supporter cette parodie de la famille idéale, car derrière mon visage souriant, il y a le chagrin, les pleurs, les amertumes qui m'enserrent et m'entraînent sous terre. Je n'en peux plus! Je suis à bout!
- Arrête de crier, tu vas rameuter tout le quartier.
- C'est ça, il ne faut rien dire, rien montrer, serrer les dents et sourire, mais je veux plus me taire. Je souffre, tu comprends ça! C'est trop dur pour toi!

Tout à coup, Patricia ressent une douleur vive à la jambe. Sa fille vient de la heurter en jouant avec le caddie. Elle éclate alors en sanglots.

- Maman, je te demande pardon. Je ne l'ai pas fait exprès.
- C'est rien, je n'ai plus mal.
- Pourquoi pleures-tu alors?
- Sara-Jane, viens, j'ai une chose importante à te dire, lui dit-elle en la prenant par la main tout en la conduisant sur le parking.
- Voilà, je pense que je vais partir de la maison...
- Non! Tu ne peux pas faire ça.
- Si, je vais t'expliquer.
- Tu ne vas rien m'expliquer du tout. Tu ne penses qu'à toi, réplique la jeune fille rouge de colère.
- Sara-Jane, je t'interdis de parler comme cela.
- Tu n'as rien à m'interdire, ce n'est pas toi qui va décider, continue-t-elle en s'enfuyant.
- Sara-Jane, reviens! Reviens!

Trop c'est trop! Elle sort du parking, atteint la grand-route, la traverse, marche encore et finit par se retrouver en plein champ, non loin du carrefour des six chemins. A distance, elle reconnaît l'ancien serveur de la Friterie de la Gare et le rejoint tout essoufflée. Jimmy se dit alors que la présence inattendue de cette jeune fille, dont il se souvient à peine, l'aidera peut-être à se sortir de cette situation, non qu'il compte sur son intervention mais bien plutôt sur le fait que l'étranger n'oserait pas probablement pas à s'en prendre à une fille. Il n'est pas fier de cette pensée, mais il voit cette adolescente comme un bouclier possible. Il fait donc semblant de s'intéresser à elle et l'invite à faire un bout de chemin, tout en prenant la direction du rendez-vous fixé.

- Je suis content que tu sois finalement venu, lance Vabo revenu de sa course.
- Oui, et je ne suis pas seul comme tu le vois, rétorque Jimmy sur un ton faussement intimidant.
- C'est aussi bien comme cela, il y en aura pour les deux! relance le manouche tout en plongeant sa main dans la poche de son blouson.
- Si tu nous fais du mal, sois certain que la police te mettra la main dessus, répond Jimmy tout tremblant.
- Qu'est-ce que tu vas t'imaginer là? Ils sont bien tous les mêmes ces gadjé. Pour vous, on est tous des voleurs, des gens qui font des mauvais coups. Dès qu'il y a des sales affaires qui se déroulent, c'est forcément les gens du voyage, mais nous on ne fait que passer et on vous laisse avec vos préjugés. Si je t'ai fait venir c'est parce que je t'ai vu tout bizarre, et je me suis dit que tu devais être triste. Alors, j'ai pensé t'offrir un CD avec de la musique et des chants de chez nous. J'en ai même deux, un pour toi et l'autre pour ton amie.
- Euh... excuse-moi, je ne pouvais pas savoir, balbutie Jimmy.
- Non, mais tu n'étais pas obligé de me juger sans me connaître. Allez, prenez ces CD et vous changerez peut-être d'avis sur les manouches ou au moins sur moi. Ce soir, on lève le camp... alors, je vous dit adieu!
- Attends! Est-ce qu'on ne pourrait pas t'accompagner jusqu'à ta caravane, lance Sara-Jane curieuse de découvrir comment les tsiganes vivent.
- Tu veux vraiment venir?
- Oui!
- Et toi, le grand courageux? demande l'étranger à Jimmy avec un sourire moqueur.
- C'est que...
- Je ne t'oblige pas, ta maman va être inquiète, poursuit Vabo sur le ton de la plaisanterie.
- C'est bon, je vais avec vous.
- T'es sûr, vraiment sûr?
- C'est bon, n'en rajoute pas. Si je te dis que je veux bien aller, c'est que c'est OK. On va arrêter de jouer à ce jeu là, si tu veux?
- D'accord, je vais me faire un plaisir de vous faire entrer dans notre univers.

Au début, intimidés, les deux gadjé, peinent à profiter de l'hospitalité des manouches. Mais, peu à peu, comme la nuit tombe, leurs réticences font de même. Alors, ils découvrent une famille étonnante, des mots qui sortent de leurs cœurs, des rires, des chants, des enfants qui courent et s'agglutinent autour d'une vieille dame ou d'un jeu qu'ils s'inventent. Tout est si différent! Il y en a même qui mangent du hérisson. Malgré ce plat peu ragoûtant, qu'elle semble belle la vie au grand air quand on en voit furtivement que les beaux côtés! Pourtant, ils n'en voudraient pas d'autre ces fils et ces filles du vent pour qui les sédentaires sont comme des poissons dans des aquariums empilés les uns contre les autres dans de tristes cités et immeubles. Qu'il est étonnant ce Vabo, qui sans avoir été à l'école connaît tant de choses, comme le nom des étoiles, ou encore les accords d'une musique qui surgit de leurs entrailles. Et que dire de cet homme à l'allure étrange qui, au détour d'un rire bruyant, sort tout à coup un couvre-chef d'indien.

- C'est mon oncle. Il y en a qui se déguise en homme normal. Lui, il préfère les peaux-rouges. Il est passionné par les chevaux, les indiens et les voitures. Il a d'ailleurs embrassé bien des arbres durant sa vie.
- Embrassé des arbres?
- Oui, je veux dire qu'il en a vu de trop près avec tous les accidents qu'il a eut sur la route. Ses chevaux à lui, c'est sous le capot qu'ils sont. Il en a plié de la tôle. On peut dire qu'il les a toutes amochées ses voitures. Toutes, sauf une. Celle-là, elle est unique, mystérieuse, belle.
- Qu'est-ce qu'elle a de spéciale? On peut la voir? Insiste Jimmy qui aime aussi les belles mécaniques.
- Si tu veux, mais interdit de la toucher. Juste avec les yeux, sinon mon oncle te fera passer l'envie de recommencer.
- Il l'aime tant que cela.
- C'est rien de le dire!
- Alors, je peux quand même la voir?
- On y va. Elle est derrière cette caravane.

Arrivé sur place, Jimmy est quelque peu déçu. Ce n'est pas vraiment le genre d'automobile qu'il affectionne. C'est un ancien modèle américain, il est vrai bien conservé, mais aux formes dépassées de mode. Son peu d'enthousiasme se lit alors sur son visage.

- Elle ne te plaît pas? Elle n'est pas belle?
- Si, mais... c'est pas mon genre.
- C'est une Pontiac GTO de 1965. Mon oncle l'a fait venir d'Amérique. A l'époque, il a mis tout son argent et plus encore. Il n'a jamais voulu s'en séparer, pas même quand un collectionneur lui a proposé beaucoup d'argent ou un échange contre une autre américaine. Mon oncle, c'est cette marque-là et cette voiture-là qu'il veut et pas une autre!
- Pourquoi?
- Tu sais qui c'est Pontiac?
- Celui qui a inventé la voiture?
- Non, c'était un chef indien en Amérique qui a fait la guerre aux anglais qui s'étaient appropriés leurs terres et les empêchaient ainsi de vivre comme sa tribu l'avait toujours fait. Après avoir combattu, il a dû faire la paix et a été assassiné par un indien.
- Elle finit mal ton histoire, et qu'est-ce que cela à avoir avec ton oncle?
- Pour lui, les indiens c'est comme notre peuple. Ils voyageaient pour chasser. Ils avaient des tentes pour se déplacer. Ils vivaient de la nature et de leurs travaux sous le ciel. Puis... il y aussi qu'ils ont été pourchassés, rejetés, méprisés, parqués dans des réserves comme des animaux. Je pense que mon oncle a souffert ce genre de choses quand il était enfant, et ça l'a marqué. Il y a aussi un mystère avec cette voiture. L'oncle, il est plutôt du genre taiseux sur son passé, sur ses sentiments, mais derrière son masque d'indien, il cache bien des secrets qui me font parfois peur.
- Peur? Peur de quoi?
- Je ne devrais pas te raconter cela, mais il y a une autre raison pour laquelle il est tellement attaché à cette voiture. Un soir, alors qu'il avait trop bu, il s'est mis à pleurer et à nous parler d'une étrange histoire. Peu de temps après avoir acheté sa Pontiac, une jeune femme a été retrouvée morte près d'un campement. Mon grand-père, aujourd'hui mort, a eu peur, d'après ce que mon oncle nous a dit lors de cette soirée, et il a décidé de déplacer le corps dans un autre endroit. Il a forcé mon oncle à la transporter dans le coffre de sa nouvelle voiture. Il y a eu du sang à l'intérieur et il a dû changer le tapis du coffre. C'est la seule chose qui n'est pas d'origine selon lui. C'est vrai que je ne l'ai jamais vu mettre quelque chose dans son coffre qui est peut-être resté vide depuis ce drame. Mais, on en sait pas plus, parce que lendemain quand on lui a posé des questions, il s'est mis dans une terrible colère – je l'avais jamais vu ainsi – et il nous a fait jurer de ne plus jamais en parler.
- Pourquoi tu m'en parles alors?
- Parce que je ne sais pas si c'est vrai, et si c'est vraiment arrivé, c'est loin, plus de quarante ans derrière.
- Comme tu dis, on en sait rien et de toute façon c'est loin derrière. Viens, on retourne vers les autres.

Laissant l'ancêtre dans leur dos, les deux jeunes reviennent vers la lumière du camp, mais aussi de celle d'un gyrophare de police. La maman de Sara-Jane, s'inquiétant de ne pas retrouver sa fille, s'était rendue au commissariat qui avait transmis la disparition de l'adolescente aux patrouilles en route.

- C'est çà on est encore au temps où nous accuse d'être des voleurs d'enfants!
- Monsieur, calmez-vous. Vous comprenez qu'il n'est pas normal qu'une enfant ne soit pas chez elle à cette heure, et ce d'autant plus que ses parents ne savent où elle se trouve.
- Ce que je comprends, c'est que vous venez chez nous et que vous nous insultez avec vos insinuations, clame haut et fort l'oncle qui a laissé tomber son couvre-chef.
- Bon! on va prendre l'enfant et la ramener chez elle. Ensuite, nous reviendrons prendre votre déposition.
- Et si je ne veux pas!
- Alors, on vous emmène tout de suite au poste. C'est ce que vous voulez?
- Revenez vite, je ne veux pas passer le reste de la soirée à vous attendre.
- Ne vous inquiétez pas, on ne traînera pas!

Sur cette réplique sèche, le vieux manouche dresse son front tel aurait pu le faire autrefois le chef Pontiac devant l'officier britannique en charge de la conquête et du vol des terres de ses aïeux. Les policiers ne prennent pas le temps de voir sa fière attitude et quittent les lieux en projetant une boue qui colle au soulier de l'homme meurtri dans son amour propre.


S.

Par Famille je t'aime  

(Source : TopChrétien)

 




18/03/2011
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